Vulcan hennit quand Zahrah fait mine de s’éloigner avec une moue joueuse, comme si son bel étalon pouvait la comprendre. En un sens c’est l’impression qu’elle a depuis qu’on le lui a offert, qu’elle l’a dressé et qu’ils ont appris à se connaître. Sauvage comme elle ne le sera jamais, il demeure malgré tout un reflet de ses humeurs, ce qu’elle se surprend encore à remarquer, des années après son acquisition. Elle lui offre une carotte et caresse un peu plus son encolure, soupirant un peu à l’idée de devoir bientôt le quitter pour monter dans un carrosse à la place. Elle aimerait pouvoir se rendre à Paris à dos de son propre destrier, mais dans sa robe princière ce serait inconfortable en plus d’être inconvenant. Elle risquerait qui plus est de se salir et ainsi d’injurier ses hôtes du jour. Un valet vient lui rapporter que la carrosse est prêt et l'attend et elle hoche la tête avant d’embrasser le bout du nez de Vulcan et d’emboîter le pas au serviteur. La route vers Paris est calme, dégagée, si ce n’est par les insignes royaux sur la carrosserie, par les deux gardes qui l’accompagnent — ou la surveillent. Neelam est auprès de sa famille aujourd’hui et sa compagnie lui manque alors que le paysage défile sous ses yeux fatigués. Les engagements mondains sont une des choses qui n’ont pas beaucoup changé pour elle en dépit du nouveau régime politique, même si le titre sur l’invitation a changé. Et elle n'y a toujours pas pris goût.

La charmante galerie, qui se trouve dans le premier arrondissement, lovée entre deux boutiques de vêtements pour femmes, est le fruit du labeur d'un jeune homme que Zahrah connaît bien. Si les Albignac sont souvent privilégiés pour parrainer ce genre d’évènement, une inauguration fait toujours mieux parler d’elle si un membre de la famille royale est là — les invités s'y font aussi de fait plus nombreux. Elle salue chaque révérence d’un signe de tête poli, un petit sourire accroché à ses lèvres garantissant une fatigue musculaire pour le reste de la soirée. Zahrah accorde soin et attention à chacune des œuvres exposées sans faux-semblants ; si ce n'est pas son domaine de prédilection qui est à l'honneur ce soir elle apprécie grandement le travail des artistes exposés. Puis, avec une flûte de champagne dans laquelle elle ne trempera qu’à peine ses lèvres, elle donne un discours d'introduction court mais sincère. La pression sur ses épaules semble enfin diminuer une fois le gros de cette obligation sociale accomplie et elle peut enfin se fondre dans le décor, ou du moins essayer. Son escorte à bonne distance, elle se voit accoster brièvement çà-et-là, trouvant à peine le temps de goûter une des mignardises proposées. Quand enfin elle peut souffler, son regard tombe sur une chevelure blonde qu’elle ne pensait pas retrouver ici. « Oh Avalon, » se permet-t-elle de l’interpeller de manière familière. Bien qu’elles n’aient jamais été proches, elles se sont beaucoup côtoyées, fut un temps. « Je ne connaissais pas ton appétence pour la sculpture contemporaine. » Sans aucun jugement dans la voix, Zahrah esquisse un petit sourire, très curieuse. « Tu es venue avec quelqu’un ? » Si la question est polie, les Turgenev ne sont pas les nobles qu’elle porte le mieux dans son cœur et elle préfère encore savoir si elle risque d’en croiser d’autres — ce qui serait tout de même surprenant pour une galerie qui, quoique de très bonne qualité selon elle, n’a pas le cachet nécessaire pour attirer tout ce sang bleu sans un goût réel pour l’art.

Elle se traîne, des vagues à l'âmes, des fantômes sur ses talons, elle se crève, lentement mais surement, elle ne vit que pour les voir crever à leur tour. Elle ne peut pourtant pas s'abandonner à ce genre de pensée, car les abominables qu'elle traque ont la faculté de s'infiltrer dans son esprit pour y dérober ses moindres pensées. Elle ne veut pas leur offrir les armes qui voudraient l’abattre, elle ne peut pas. Elle ne sait pas comment les contrer, les éviter, elle ne sait pas comment leur dissimuler ses idées vengeresses, de ses envies macabres. Elle finirait au trou s'ils n'avaient que l'ombre de soupçon de la haine qu'elle leur voue. Alors quand elle voit la silhouette maudite de la belle Zharah, elle n'y pense pas, elle fonce, elle ne pense qu'à la moitié de Ketarova qu'elle est, espérant que cela suffise pour la rallier à sa cause. Elle la suit, elle la traque, la poursuit dans les rues de Paris. Silencieuse, la chasseresse ne sait que trop bien ce qu'elle doit faire pour ne pas être repérée, pour se faire discrète. Elle finit par entrer dans la galerie, sans prêter attention aux œuvres exposées, elle suit la créature jusqu'à ce que son regard ne croise le sien. « Oh Avalon. » Familière s'en réellement l'être. Les Turgenev ce sont toujours tenu à l'écart des monstruosités dans son genre... Mais aujourd'hui, la fille de l'ordre n'a pas d'autre chose que de s'allier aux créatures qu'elle a toujours détester si elle veut caresser l'espoir de faire tomber les usurpateurs. « Je ne connaissais pas ton appétence pour la sculpture contemporaine. » Le regard glisse autour d'elle, comme si elle découvrait seulement les merveilles exposées dans la galerie. Elle en revient avec lenteur vers la Romanov, haussant les épaules vaguement, manifestant son désintérêt pour toutes ces choses, ces futilités. Le monde est laid, horrible, le monde a perdu de sa saveur. « Tu es venue avec quelqu’un ? » La blonde glisse ses mains dans les pans de sa cape sombre, alors que son regard reste ancré sur la somptueuse reine. L'humaine est froide et assassine, semblable aux lames qu'elle manie avec aisance. « Non. A dire vraie, je suis venue pour toi. » La vérité dans son plus simple appareil. Elle ne s’embarrasse pas de mensonge qu'elle pourrait tisser avec aisance, non, elle a besoin que la princesse lui fasse confiance et pour cela, elle doit se montrer complètement transparente.

Zahrah ne pense pas qu'Avaon ait sa place ici. Ce n'est pas par snobisme ou par mépris envers les Turgenev, ce n'est pas qu'elle la croie incapable de s'intéresser aux arts, ni d'être invitée de par son simple nom à cette inauguration. Il suffit de jeter un œil sur elle pour comprendre qu'elle n'a rien à faire là, tout simplement parce qu'elle n'est pas habillée pour. Elle n'est pas mal habillée à proprement parler, mais ses atours sont bien un niveau au moins en-dessous du reste de l'assistance. Elle a même gardé sa cape à l'intérieur de la galerie. La curiosité de Zahrah est piquée, mais son inquiétude aussi, car un Chasseur Turgenev peut en cacher un autre et tout ceci pourrait être un traquenard à Enhanced et Opportunistes. Pas dirigé contre elle, évidemment. Elle est trop noble pour être leur cible. « Non. A dire vraie, je suis venue pour toi. » La princesse fronce les sourcils mais dans sa confusion elle se détend également. Il ne lui semble pas qu'il y ait de menace dans la voix d'Avalon. Et puis, si Zahrah a conscience que nombreux sont ceux qui peuvent lui vouloir du mal, elle ne se croit pas en danger devant tant de monde et doute de mourir de la main d'une Turgenev, pas tant que les Romanov seront au pouvoir en tous cas. « Pour moi ? » L'étonnement n'est pas feint. Avalon et elle n'ont échangé que bien peu de mots depuis que Ren les a quitté, depuis qu'il a été tué. Elles n'étaient pas amies avant et ce n'était pas le décès de leur seul véritable point commun qui allait les rapprocher. Il faut bien admettre qu'elles n'ont pas grand chose à se dire. « Et pourquoi donc ? » La curiosité se teinte d'un peu d'amusement alors qu'un très léger sourire ourle les lèvres de Zahrah. Il n'est pas rare vu sa position dans la société que l'on vienne la solliciter bien évidemment. Mais il est rare qu'on la prenne en embuscade de la sorte alors qu'il serait tout aussi facile de prendre rendez-vous.

« Est-ce urgent ? » Elle attrape un petit-four sur le plateau d'un serveur qui passe près d'elle et darde ses yeux clairs qu'elle garde aussi neutres possible sur Avalon avant d'ajouter à voix basse : « Ou simplement quelque chose qui ne peut être dit au Palais ? » Elle croit bien deviner que c'est là la seule raison qui pourrait amener Avalon à la chercher pendant une de ses obligations sociales, la crainte du Palais et plus spécifiquement des autres Télépathes. Si forte de sa déduction soit-elle, elle reste parfaitement ignorante du sujet précis qu'Avalon souhaite aborder. Que peut-elle avoir à cacher aux monarques ? Et surtout qu'est-ce que cela peut bien avoir à faire avec elle ? Elle pourrait explorer ses pensées pour trouver la réponse sans plus attendre, mais Zahrah a toujours été plus respectueuse des esprits que ses cousins. Elle préfère entendre Avalon d'abord.

« Pour moi ? » Un hochement de tête, alors que ses iris céruléennes glissent sur les alentours, vague, elle observe distraitement les œuvres exposées pour en revenir à l'inhumaine. Elle la toise méticuleusement, sans même tenter de le dissimuler d'une quelconque façon de ce soit. Si elle s'était toujours montrée méfiante vis à vis de la divine, elle n'était pas certaine de la considérée comme une Romanov... Pas plus qu'elle n'était réellement une Ketarova. Une âme vagabonde et hybride, bercée entre deux familles ennemies, savait-elle seulement là où était sa place ou se laissait-elle flotter parmi les affres politiques? Elle ne la connaissait pas plus que cela, pas plus que ce qu'elle en avait besoin. « Et pourquoi donc ? » Un sourire fend les lèvres de la chasseresse alors que son regard se glisse à nouveau sur l'assistance. Elle se met en mouvement, venant prendre position au côté de la splendide. « Est-ce urgent ? » Elle hausse vaguement les épaules, elle ne la regarde plus vraiment, posée à côté d'elle, comme si elles avaient une conversation banale et futile, comme si elles échangeaient sur l'une de ces œuvres ici exposées. « Ou simplement quelque chose qui ne peut être dit au Palais ? » Un nouveau sourire, elle s'empare d'une coupe avec désinvolture, venant boire une gorgée, laissant le feu brûler furieusement ses entrailles. « Disons que je préférerais que nos cousins ne laissent pas traîner leurs oreilles par ici... » Vasili et Yesfir. L'ombre gémellaire planait sur la fille de ordre, des obsession sournoise qui s'infiltrait dans son esprit, alimentait une haine vengeresse. Elle prend une inspiration profonde, avant de laisser échapper un soupire. « J'imagine qu'après deux années, je n'ai que trop attendu. J'ai besoin que tu m'apprennes à échapper à votre... » Une pause. Le simple mot la dégoutte. Elle inspire et expire, profondément. « Ce truc que vous faites. Si je ne peux l'empêcher, j'ai besoin d'apprendre à ne leur laisser voir que ce que je veux...» Les billes d'opalines viennent se heurter à Zharah. Supplication silencieuse. Elle doit apprendre à leur échapper, à s'approcher sans qu'ils ne se doutent qu'elle va frapper.

« Disons que je préférerais que nos cousins ne laissent pas traîner leurs oreilles par ici... » Un léger pli entre les sourcils de Zahrah est toute la réaction qu'elle s'autorise à afficher en public, soucieuse de laisser cette conversation paraître banale aux yeux d'éventuels observateurs. Pourtant la princesse ne manque pas d'émotion, l'aveu la surprend de par sa franchise, il l'inquiète également. « J'imagine qu'après deux années, je n'ai que trop attendu. J'ai besoin que tu m'apprennes à échapper à votre... » Il serait presque inutile pour Avalon de poursuivre. Il n'est somme toute pas grand chose que Zahrah partage avec leurs cousins communs. Et pourtant ce pouvoir, héritage de leur famille paternelle, c'est presque tout aux yeux du monde, aux yeux des jumeaux eux-mêmes sans doute également. « Ce truc que vous faites. Si je ne peux l'empêcher, j'ai besoin d'apprendre à ne leur laisser voir que ce que je veux...» Le regard de la Turgenev vient retrouver le sien et Zahrah le soutient sans rien faire montre de ce qu'elle pense. Elle note la sincérité dans les yeux clairs d'Avalon, mais cela ne lui ôte en rien sa méfiance légitime à l'égard de tout Turgenev, tout chasseur, tout noble, pour ne pas dire tout le monde dans cette froide capitale. Elle reste silencieuse un moment, sans pour autant la lâcher du regard, presque comme si elle en attendait plus de sa part. « Besoin ? » finit-elle par demander à mi-voix avec une risette au bord des lèvres. Du coin de l'œil elle voit néanmoins un de ses gardes qui s'approche en toute discrétion et Zahrah se redresse sans attendre. Elle esquisse un sourire poli et attrape le bras de Avalon dans un geste qui a tout d'amical. « Viens donc que je te montre mes pièces favorites ! » Fait-elle à voix plus haute qu'elles n'ont osé parler jusque-là. Et sans attendre, elle tire la jeune femme non sans douceur vers un coin délaissé de la galerie pour aussitôt pointer une sculpture et prétendre l'admirer.

« Nul n'a à craindre les télépathes s'il n'a rien à cacher. » murmure-t-elle après quelques instants. Une phrase ressassée au cours de son enfance aux Tuileries. Une idée fausse, ainsi qu'elle l'a rapidement compris ; un argument de contrôle voilà tout. « Qu'est-ce qui te fait penser que je suis la bonne personne à qui demander cela ? » Elle se tourne légèrement vers Avalon, un sourcil à peine relevé, sa voix est très calme toutefois, ne laissant rien deviner de sa compréhension de la trahison que lui demande Avalon. Car même si elle ne lui demandait rien d'autre par la suite, c'est déjà trahir que d'apprendre à cacher ses pensées des Monarques. Zahrah sait bien que la chasseuse était proche de l'ancien roi, elle pourrait imaginer dès lors une certaine affinité de sa part avec les Ketarova. Mais les Turgenev sont loyaux à la Couronne pour ce qu'elle en sait et elle ne peut être certaine que tout ceci n'est pas qu'un piège pour tester sa loyauté. « Qu'as-tu à cacher ? » La confiance ne peut exister que dans les deux sens. Si Avalon s'expose alors peut-être Zahrah pourra-t-elle consentir à en faire de même en l'aidant. Elle cherche le regard de la jeune femme, décidée à ne pas la laisser la berner, quitte à devoir user de son fameux pouvoir pour s'assurer que c'est bien la vérité qu'elle lui adresse.